Logo du site
60 (+1) ans de l'IESC | Università di Corsica - Université Côte d'Azur - CNRS
Témoignages

Nicole Ostrowski - Physicienne, Directrice Adjointe de  l'IESC de 1984 à 1994


« En ce début d’été 67, débarquant à l’aéroport d’Ajaccio avec sac à dos et tente en bandoulière, j’étais loin d’imaginer que ma vie était sur le point de basculer. Travaillant en thèse depuis un an avec Claude Cohen-Tannoudji dont j’étais la première élève, je venais passer un mois dans cet Institut d’Etudes Scientifiques que Maurice Levy, brillant physicien théoricien, avait eu la bonne idée d’implanter à Cargèse, affirmant lors d’une session pluvieuse de l’Ecole des Houches qu’il était sûrement possible de faire de la physique au soleil. Je pris vite le rythme de cet Institut quasiment « en plein air » - cours intenses le matin avec les plus grands spécialistes de l’Optique Quantique, dont plusieurs prix Nobel (déjà attribués ou à venir), baignades l’après-midi, suivies de séminaires qu’on eut tôt fait d’être organisés sur la plage en y transportant un petit tableau noir.

L’Ecole d’été durait un mois complet, et la trentaine d’étudiants que nous étions pouvait compter sur une totale disponibilité des professeurs pour approfondir avec nous tous les aspects de leurs cours. On se répartissait en petits groupes pour rédiger en anglais les notes de chacun des cours que nous suivions et qui devaient être publiés par la suite.

Plus de cinquante ans ont passé et l’Institut s’est transformé comprenant un bâtiment en dur, puis deux, puis trois… avec le confort et les moyens de communications modernes. L’éventail des sujets abordés dans les Ecoles est maintenant très large et souvent pluridisciplinaires, couvrant toutes les disciplines scientifiques.

Les écoles ne durent plus un mois mais deux semaines tout au plus et s’étalent sur les trois quarts de l’année mais les participants échangent toujours à longueur d’Ecoles, sur « la plage des savants » en maillots de bain, autour des déjeuners servis sur les longues tables en plein air, dans les patios couverts de fleurs, et la beauté sauvage du lieu opère toujours sa magie. »

 

Elisabeth Dubois-Violette - Physicienne, Directrice de Recherche au CNRS, Directrice de l'IESC de 1995 à 2008


"J’ai connu l’Institut de Cargèse à la fin des années 70, invitée par Claude Froidevaux à participer à une école d’été de Géophysique, en tant que spécialiste de l’hydrodynamique et instabilités dans les milieux complexes. J’ai tout de suite été convaincue par l’intérêt d’un centre tel que Cargèse ; en une semaine j’avais aperçu les fondements de la géodynamique moderne et découvert l’hydrodynamique locale : eau transparente, turquoise et chaude !

À cette époque, les conditions d’accueil étaient très modestes, hébergement sous la tente, repas servis dans des assiettes en carton, qui volaient dans le vent pour atteindre le nez des interlocuteurs. Quelques années plus tard, début 1995, au cours d’une session d’hiver à l’école des Houches, j’ai reçu un appel téléphonique de la direction du CNRS me proposant de devenir la directrice du centre de Cargèse. J’ai alors souhaité que la structure passe d’un statut privé (gestion par une association) à une gestion publique, afin de pouvoir assurer un développement pérenne à l’Institut, s’appuyant sur le soutien du CNRS et des Universités de Nice et de Corse. J’ai reçu pour cela un fort soutien du MENRT (Jacques Jofrin, direction de la recherche), du CNRS (direction et secrétariat général du département SPM), de l’Université de Corse (Robert Alberti, secrétaire général).

Le projet était exaltant, transformer cette petite structure en un grand centre de renommée internationale. Au départ, l’institut n’ouvrait ses portes que quelques mois l’été, employait du personnel pour la plupart sur CDD, mis au chômage le reste de l’année. D’emblée j’ai eu à cœur d’ouvrir le centre toute l’année. Pour cela j’ai eu l’appui du personnel, toujours partant et enthousiaste. Mes projets se sont réalisés, grâce au soutien constant du CNRS, qui a attribué des postes à l’Institut et assuré une dotation financière permettant son développement. L’université de Corse a par ailleurs assuré le soutien logistique des lieux. Au départ les financements publics de l’Institut restaient très modestes. Grâce à une sélection scientifique rigoureuse et l’élargissement des choix thématiques des d’écoles, l’Institut s’est forgé une grande réputation scientifique concrétisée par des financements internationaux conséquents.

J’ai beaucoup apprécié d’avoir pu développer, en parallèle aux activités propres des « écoles », de nombreux projets scientifiques et artistiques en relation avec la population locale et en particulier des ateliers ouverts aux enfants des écoles de Cargèse, collèges et lycées. Une école « science et musique » a permis aux Cargésiens de suivre des "master class" de chant et d’observer la facture de violons dans un atelier ouvert tout au long d’une semaine.

La « pinzuta » que j'étais au début de l'aventure est devenue un peu Cargèsienne, j’y ai une maison et retourner à l’Institut, aller écouter une conférence ou un concert est toujours un grand plaisir."

 

Giovanna Chimini, Biologiste, Directrice de Recherche au CNRS, Directrice de l’IESC de 2008 à 2017


Physician and biologist, I ended up at the IESC in 2008 taking over Elisabeth Dubois Violette.

I was a novelty in that realm of physicist, but the mission I was given was clear: “work out sciences at the cross between disciplines”.

And so did I, at my best knowledge. I explored science in all the facets I could feel.

These spanned from the highest possible quality of schools while digging out promising and innovating fields to the merger with music, so close to sciences, but also to the sharing of knowledge and curiosity with the youngest along the path started by Georges Charpak.

But sciences in Corsica means also environment and sustainability; hence optimizing energy consumption and respecting the biodiversity of this “magic” piece of land, where the institute is, were also my goals.

I have to thank a lot of colleagues for the achievements we managed along time and in spite of never-ending complications and, most of all, our governing authorities, the people of the village and the team working at the Institute. The sustained help of this large community made these years unforgettable

 

Michel Poix, Economiste de l'innovation, Maître de Conférences à l'Université Paris Dauphine


Pour évoquer le rôle très important joué par l’Institut dans le développement scientifique des SHS, ainsi que la collaboration avec le CNRS, il m’est apparu intéressant d’évoquer la place centrale tenue par les écoles dans le domaine de l’économie industrielle. Depuis plus de 30 ans, la succession des thèmes abordés ont montré les différentes révolutions théoriques qui s’opèrent dans ce champ des sciences économiques et de gestion. Le choix de Cargèse n’est sans doute pas anodin. De la même façon que les fondateurs de ces écoles scientifiques, cherchaient un cadre innovant pour développer la recherche en Physique, les chercheurs en économie industrielle ont pressenti qu’ils devaient trouver un lieu de réflexion et de découverte déconnecté des réseaux traditionnels alors dominants en Economie (la Macroéconomie et la Microéconomie). C'est ainsi que sous l'impulsion du GRECO en économe industrielle du CNRS s'ouvre, en 1986, la première école d'été méditerranéenne portant sur cette thématique. Les écoles se succèderont ensuite tous les ans. Leur évolution peut être retracée dans les publications de la Revue d’économie industrielle. La Région Corse, l'Université de Corse, le CNRS et le monde universitaire ont toujours fortement collaboré au programme de ces écoles.

 

Laurent Baulieu, Physicien des hautes énergies, Directeur de Recherche au CNRS


L’histoire de l’Institut, en particulier la découverte de son site et sa construction, rendues possibles par quelques intuitions géniales, représentent une succession de virages improbables, souvent négociés au mieux possible dans l’environnement favorable et ouvert de la Corse et de quelques Organisations Internationales. L'apport de certaines sessions de Cargèse fait partie désormais de l’histoire des Sciences. Le florilège suivant me semble particulièrement représentatif, bien qu'incomplet :

Théorie quantique des champs (1970). École où Ben Lee et Kurt Szymanzik firent des cours sur la renormalisation du modèle sigma non linéaire et les symétries brisées. Gerard t’Hooft, étudiant transfuge des Houches ou sa candidature n'avait pas été considérée, écoute attentivement leurs cours, et en tire les principes de la renormalisation des théories de jauge, avec ou sans brisure spontanée de symétrie. Il publie en 1971 deux articles sur ce sujet qui représentent une amplification magistrale de certaines des idées exposées à Cargèse pas encore arrivés à maturation au moment de la session. Ces travaux lui vaudront le prix Nobel de Physique.

Théorie quantique des champs non perturbatives (1987). École qui anticipe de quelques mois la découverte des Théories Topologiques des Champs en gestation mais pas encore formulées. La théorie fondatrice et marquante se fit par un article de Witten quelques mois après, finalement couronné par la médaille Field.

New symmetry Principles in Quantum Field Theory (1991). Gerard t’Hooft y fait un exposé remarquable et précurseur sur les amplitudes de diffusion des trous noirs, sujet actuellement en grande activité. Cette session revêt aussi une importance historique considérable pour la France. Elle fut suivie d’une réunion des grands physiciens de l’ex-Union Soviétique qui avaient choisi de s’installer en France, ce que rendit possible un effort collectif inédit et essentiel de la communauté française de physique théorique.

 

Thierry Giamarchi, Physicien de la matière condensée, Professeur à l’Université de Genève, Membre de l’Académie des sciences


My first experience with Cargese was during the summer of 1990 when I participated to a School on superconductivity (discussing in particular the “newly” discovered high Tc superconductors). In addition to the scientific interest of the school, being myself of a Corsican family, I was quite curious to see what a scientific institute in Corsica would look like. This was love at first sight. At this school, I could meet, as a young researcher, physicists such as Phil Anderson (a giant in the field of condensed matter physics, Nobel price 1977) or the Russian physicist Anatoly Larkin, another giant – whose papers I had eagerly read during the course of my Phd. But even more importantly, besides the formal aspect of a conference, the unique atmosphere of Cargese, the beauty of the site, the close contact provided by the lunch taken together, or even going to the beach together contributed to bringing down barriers between the participants and thus to lead to an incredibly stimulating atmosphere of physics discussions.

 

Michel Campillo, Géophysicien sismologue, Professeur à l'Université Grenoble-Alpes


La sismologie passive a émergé à la suite de rencontres interdisciplinaires qui ont été organisées à Cargèse, originellement dans le cadre du GDR de physique POAN (propagation des ondes dans les milieux aléatoires et non linéaires). C’est dans ce contexte que des discussions très riches ont permis d’identifier les spécificités mais aussi l’intérêt scientifique de l’analyse des ondes multiplement diffusées en sismologie.

A l’origine, l’objet des rencontres était de mettre en commun des méthodes et des concepts développés dans différents domaines mais, de ces confrontations, de nouvelles approches sont nées. C’est dans le cadre de ces réunions associant des opticiens, des acousticiens, des géophysiciens et des mathématiciens que l’idée est apparue d’utiliser les masses considérables d’enregistrements du bruit ambiant en sismologie pour l’imagerie de la Terre. Le succès des méthodes de corrélation de bruit a été presque immédiat et c’est toute une nouvelle discipline qui s’est développée. Au fil des années les contacts qui ont été noués entre communautés ont continué à enrichir nos recherches et à ouvrir de nouveaux champs d’application pour les méthodes passives d’imagerie. Dans le même temps, l’Institut a aussi permis à la géophysique passive de s’émanciper, en permettant la tenue d’écoles récurrentes dans lesquelles a grandi une communauté très active de jeunes scientifiques de nombreux pays du monde. La génération des chercheurs qui s’est formée au travers de ces écoles a fait sienne le message fondateur de l’ouverture disciplinaire et de la richesse créatrice des échanges entre domaines différents.

Mathias Fink, Physicien et professeur de l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielle de la ville de Paris


N’importe où dans le monde, au Japon ou aux États-Unis par exemple, le village de Cargèse est connu de la communauté universitaire. Je suis venu une quarantaine de fois à l’Institut d’études scientifiques de Cargèse depuis 1995 pour travailler notamment sur l’application des ondes à l’imagerie biomédicale.  Les échanges entre physiciens et sismologues qui ont lieu dans les écoles à Cargèse depuis vingt ans ont conduit, par exemple, à l’invention d’une nouvelle méthode, la sismologie passive, qui révolutionne aujourd’hui la sismologie dans le monde entier. Le fait d’être dans un lieu remarquable permet de fédérer la communauté scientifique autour de perspectives communes. En ce sens, depuis près de soixante ans, Cargèse a créé bien plus qu’un concept : un modèle.

 

Bart van Tiggelen, Physicien au LPMMC de l'Université de Grenoble-Alpes, ancien membre du Conseil Scientifique et du Comité d'Organisation et de Surveillance de l'IESC


Le 60e anniversaire de l’Institut des Etudes Scientifiques de Cargèse (IESC) est une bonne occasion de s’interroger sur sa « raison d’être ». Il fut créé en 1960 par Maurice Lévy après son retour des Etats-Unis. Il revint pour devenir professeur de physique théorique au Laboratoire de Physique Théorique et Hautes Énergies (LPTHE) à Jussieu, presque 10 ans après le démarrage de l’Ecole de Physique des Houches par son amie Cécile DeWitt. Les deux Ecoles s’appuient sur la même formule, loin des salles de manips, et loin des salles des cours. A cette époque, les cours de « Master » avancés sur la physique théorique n’existaient pas et il fallait attirer de grands scientifiques pour venir enseigner la physique moderne. La vue sur les sommets du Mont-Blanc ou la proximité de la Méditerranée Corse ont largement aidé. Après une rentrée frustrée à cause d’un séjour pluvieux aux Houches, Maurice Lévy décida de créer un institut scientifique en Corse selon la même formule. En 1960, cette formule fut difficile à défendre face aux responsables politiques et aux directeurs de thèse de l’époque. Toutefois elle a permis aux participants de prendre par exemple le café avec John Bardeen, Wolfgang Pauli, ou de se faire battre en ping-pong par Steven Chu, une expérience que j’ai pu vivre moi-même. L’ambiance détendue stimulait les échanges informels entre les jeunes chercheurs et les scientifiques éminents, ce qui est toujours l’atout principal des deux Instituts. Il est indispensable de noter ici que l’« Institut de Cargèse» se réduisait à ses débuts à une baraque située proche de la plage, aujourd’hui rebaptisée la « Villa des Organisateurs.

Ce sont les scientifiques qui créèrent l’IESC en 1960. Ils l’ont défendu pendant 60 années. On peut constater aujourd’hui quelle valeur unique il a eu pour la science. Bien sûr, il faudra toujours se réinventer dans un monde qui change. N’oublions jamais le pari fait par son fondateur Maurice Lévy, que les échanges informels, loin des laboratoires, font avancer la science et sont efficaces pour transmettre la science à la nouvelle génération. En bref, les scientifiques sont des gens ordinaires, qui ont besoin de prendre du recul pour réfléchir et avancer.»

 

Page mise à jour le 10/03/2020 par